par Thomas Grandperrin
Publié le 19 Avril 2022
Pour aller au-delà des méthodes conventionnelles de protection des cultures, les spécialistes de la protection intégrée des cultures adoptent une approche plus holistique de la lutte contre les ravageurs, grâce à un ensemble d’outils et de pratiques.
Au cours des dernières décennies, un nombre croissant d’entreprises de technologie agricole (“AgTech”) ont vu le jour pour aider les producteurs dans leur transition. L’une d’entre elles, Semios, a mis au point une série de solutions technologiques venant complémenter la gamme d’outils de lutte intégrée déjà disponibles pour les agriculteurs. Aujourd’hui, l’entreprise est considérée comme l’une des plus influentes dans le domaine. J’ai contacté Michael Gilbert, son fondateur et actuel PDG, pour discuter du rôle des technologies dans la lutte intégrée contre les ravageurs des cultures.
Lorsqu’il a créé Semios il y a 10 ans, Michael voulait mettre à profit son expérience de chimiste pour aider à accélérer l’adoption par les agriculteurs d’une classe de composés chimiques encore peu utilisés dans la lutte contre les nuisibles: les phéromones. L’objectif de cette classe de produits chimiques est de permettre aux agriculteurs de réduire leur dépendance à l’égard des pesticides conventionnels qu’ils utilisaient jusqu’alors et d’aborder la lutte contre les ravageurs de manière plus globale. Depuis lors, l’entreprise a diversifié son portefeuille de services et propose une solution complète « d’agriculture de précision en tant que service ».

Michael Gilbert, fondateur et PDG de Semios
Les solutions de Semios sont utilisées dans de nombreuses cultures, mais leurs principaux clients sont les producteurs de fruits frais et à coques, ainsi que les vignobles. La société a toujours eu pour principaux marchés géographiques les États-Unis et le Canada, mais elle propose maintenant ses services dans le monde entier. Grâce à des acquisitions récentes (comme celle du géant australien AgWorld), Semios a désormais une forte présence en Australie, Nouvelle-Zélande, au Chili, en Afrique du Sud et, plus récemment, en Europe.
Au cours de notre conversation, nous avons discuté de la façon dont la confusion sexuelle et les modèles de prévision des ravageurs aident les agriculteurs à utiliser moins de pesticides, des possibilités d’intégrer le biocontrôle augmentatif dans la panoplie d’outils de lutte intégrée, ainsi que de l’importance de faire appel aux connaissances de consultants expérimentés en matière de lutte intégrée et, enfin, des défis que doivent relever les sociétés AgTech et leurs clients en matière de centralisation des données et de distribution.
Le rôle de la confusion sexuelle dans un programme de lutte intégrée
La confusion sexuelle, qui consiste à utiliser des phéromones synthétiques pour perturber le comportement d’accouplement des ravageurs et limiter ainsi leur reproduction, gagne en popularité auprès des producteurs conventionnels et biologiques. Contrairement aux pesticides conventionnels, les phéromones doivent être déployées presque quotidiennement pendant quelques heures et la synchronisation avec les cycles des insectes ciblés est primordiale. C’est ce défi qui a motivé le développement des premiers produits de Semios.
« Il existait un besoin pour un réseau de capteurs qui pourrait collecter des informations sur les champs afin de déterminer le bon moment pour épandre les phéromones et activer les diffuseurs à distance afin de pouvoir répondre de manière dynamique au comportement des populations de ravageurs… C’est ainsi que notre entreprise a vu le jour », explique Michael. C’est l’observation de ce problème qui a conduit l’entreprise à développer ce qui sont aujourd’hui ses modèles de prévisions de degrés-jours de croissance (DJ) des ravageurs, ses pièges à caméra automatisés et ses produits de confusion sexuelle à taux variable.
Michael explique que les avantages de la confusion sexuelle pour les agriculteurs ne se limitent pas à la réduction des pesticides, mais également à l’amélioration des rendements et de la qualité des récoltes. En effet, pour certains ravageurs, la culture peut subir de gros dégâts malgré de nombreuses pulvérisations.
« Si vous pulvérisez et utilisez en même temps la confusion sexuelle, vous pouvez réduire les dégâts et obtenir des récoltes de meilleure qualité… La valeur ajoutée perçue par notre client peut donc être une combinaison de coûts inférieur, de qualité supérieure ou de rendement supérieur. »

Diffuseur de phéromones pour la lutte contre la carpocapse dans un verger de pommier (Crédit: Semios)
Bien que l’objectif à long terme de la confusion sexuelle soit de réduire le recours aux pesticides conventionnels, il est encore difficile d’évaluer combien de temps cela prendra pour un agriculteur.
« Il est assez habituel que les producteurs commencent à utiliser la confusion sexuelle pendant une saison, tout en maintenant leurs pulvérisations habituelles. Selon les résultats, ils réduiront les pulvérisations au fur et à mesure les saisons suivantes. Ils souhaitent souvent pouvoir réduire la population locale d’insectes avant de diminuer le nombre de pulvérisations », reconnaît Michael.
Se détacher des calendriers de pulvérisations
À l’heure actuelle, le meilleur moyen de réduire l’utilisation des pesticides est de se détacher des calendriers de pulvérisations, qui consiste à traiter à la même date chaque année, pour la simple raison que cela a toujours été fait ainsi. Réaliser les traitements seulement lorsque les conditions l’exigent permet de réduire la fréquence des épandages par rapport aux programmes conventionnels. Grâce à son réseau de capteurs, Semios aide les producteurs à atteindre cet objectif.
« À l’aide de pièges, nous surveillons la présence des ravageur. Nous mesurons également les degrés-jours dans les vergers pour prévoir leur développement. À partir de ces données, nous conseillons les producteurs sur le moment et l’endroit où ils doivent pulvériser », explique Michael.

Exemple de rapport des pièges automatiques de Semios (Crédit: Semios)
Ces modèles de prévision des ravageurs s’améliorent constamment, ce qui les rend plus fiables au fil du temps.
« Nous faisons beaucoup d’analyses en fin de saison car non seulement nous prévoyons quand les insectes vont apparaître, mais nous pouvons également les observer grâce à nos pièges de surveillance. Nous pouvons cartographier l’évolution de la population en corrélant les deux. Ensuite, nos clients font le choix de pulvériser en fonction de nos données ou en fonction des recommandations habituelles, et nous pouvons voir quels sont les résultats. »
Comment les données peuvent favoriser l’adoption du biocontrôle augmentatif
Alors que la nécessité de trouver des alternatives aux pesticides conventionnels se fait toujours plus pressante, les producteurs ont de plus en plus recours à la lutte biologique augmentative, c’est-à-dire au lâcher d’insectes et d’acariens auxiliaires. La mécanisation de cette méthode grâce à des technologies tels que les drones rend désormais possible le lâcher de ces agents de lutte biologique dans des cultures plein champs.
La planification adéquate de ces lâchers est également essentielle. Les producteurs doivent garder à l’esprit que les résidus de pesticides conventionnels mais également biologiques peuvent avoir un impact négatif sur les auxiliaires. Il est donc important d’espacer suffisamment les pulvérisations et les lâchers de prédateurs ou de parasitoïdes.
Grâce aux données qu’ils mettent à la disposition des agriculteurs, Michael pense que Semios peut aider à concilier biocontrôle et applications chimiques.
« Nous pouvons prévoir combien de temps les résidus de pesticides restent dans l’écosystème. Nous avons accès aux données du microclimat dans les programmes d’irrigation. Nous pouvons également savoir si l’agriculteur a pulvérisé ou non, s’il a plu ou si le champ a été irrigué, s’il faisait chaud ou frais… Tous ces paramètres ont un impact sur la vitesse de dégradation des pesticides. Si vous disposez de ces données, vous pourrez programmer l’introduction des organismes auxiliaires de manière idéale. »
Michael soutient que la combinaison de l’utilisation de la confusion sexuelle et de l’agriculture assistée par les données contribuera à accroître l’adoption de la lutte biologique augmentative.
« Non seulement les producteurs pulvérisent moins, mais ils peuvent utiliser nos conseils pour savoir quand pulvériser. Par exemple, si vous allez lâcher des insectes auxiliaires, vous devez leur laisser suffisamment de temps pour être efficaces avant de programmer votre prochaine pulvérisation. Anticiper quand les ravageurs apparaîtront, à quel moment et à quel endroit est primordiale si vous voulez réaliser des lâchers d’auxiliaires des cultures. »
Entourez vous de conseillers en lutte intégrée contre les ravageurs
L’adoption de ces différentes solutions peut sembler difficile, surtout pour les producteurs travaillant sur de grandes exploitations. S’entourer des bons conseillers en lutte intégrée contre les ravageurs est la clé d’une transition en douceur.
Michael fait remarquer que « si votre conseiller actuel est davantage tourné vers les méthodes conventionnelles, il n’a peut-être pas assez d’expérience pour vous aider à concevoir un plan de lutte intégrée efficace en utilisant ces nouvelles solutions. »
Sur des marchés comme la France, de nouvelles lois encouragent l’indépendance des conseillers agricoles, pour qu’ils n’y aient pas de conflits d’intérêt avec la vente de produits phytosanitaires.
Ce qui est certain, c’est que la mise en œuvre d’une stratégie de lutte intégrée réussie exige de passer beaucoup de temps sur le terrain. « Vous avez besoin de quelqu’un qui sera là pour vous aider. Le changement est difficile et nécessite des gens qui ont de l’expérience, pour vous guider dans ce processus, et vous aider à résoudre les problèmes… parce qu’il y aura toujours quelque chose qui ne se passera pas comme prévu. »
Centraliser les données de “l’AgTech”
Les exploitations agricoles sont des systèmes biologiques complexes. Il faut tenir compte de nombreux facteurs pour prendre les bonnes décisions.
Le secteur des technologies agricoles a connu un véritable boom au cours de la dernière décennie, avec la création de milliers de nouvelles entreprises. Grâce à plusieurs technologies novatrices, les agriculteurs ont désormais accès à de nouvelles informations sur leurs exploitations pour les aider dans leur processus décisionnel. Toutefois, avec la multitude de solutions disponibles, Michael estime que « les agriculteurs peuvent avoir du mal à tirer parti du potentiel de toutes ces données car elles se retrouvent éparpillées. La plupart des producteurs souhaitent désormais voir leur données consolidées et accessibles depuis un seul endroit. »
Il s’inquiète du fait que « si les données ne sont pas centralisées, leur utilité ne sera jamais optimisées. Par exemple, l’irrigation est influencée par le moment où vous épandez de l’engrais. Si vous fertilisez puis irriguez trop, l’engrais peut être drainé au-delà des racines et finir par polluer l’aquifère. Cela réduit l’efficacité de l’engrais et peut avoir un effet négatif sur l’environnement et les communautés voisines. Un autre exemple est que les équipements lourds ne peuvent pas entrer dans un champ dont le sol est humide. Si vous irriguez vos champs, vous ne pouvez pas pulvériser avec vos tracteurs pendant plusieurs jours. Si vous ne surveillez pas le développement des parasites lorsque vous planifiez l’irrigation, vous risquez de ne pas pouvoir les traiter au moment idéal parce que le champ est trop humide. Tout est lié, il faut donc rassembler tous ces facteurs pour pouvoir les évaluer côte à côte. »
Ceci dit, la consolidation du secteur a déjà commencé. Avec l’acquisition récente d’AgWorld et d’Altrac, Semios fait partie des quelques entreprises aujourd’hui devenues investisseurs, mais qui étaient considérées comme des start-ups il n’y a pas si longtemps. Parmi les autres sociétés de services agricoles qui ont acquis d’autres start-ups AgTech, mentionnons Deveron (qui a acquis FarmDog) et AgEagle (qui a acquis Micasense et Sensefly), pour n’en citer que quelques-unes.
« Je pense que ce sera une bonne chose pour le secteur. Cela aidera les agriculteurs à accéder à leurs informations de manière centralisée, et à recevoir un meilleur service. »
Mais avec autant de solutions potentiellement intéressantes pour les producteurs, comment les entreprises AgTech doivent-elles décider lesquelles intégrer dans leurs offres ? Michael décrit la stratégie de Semios en la matière. « Nous demandons à nos clients quelles offres auraient le plus d’impact sur une plateforme unique et unifiée. C’est ce qui guide nos décisions en matière de partenariats et d’acquisitions. »
Il souligne que « nous couvrons maintenant tous les aspects de la gestion des insectes. Nous avons établi un partenariat, puis acquis une société de contrôle d’éoliennes pour la gestion du gel. Nous avons commencé à gérer le stress hydrique des arbres. Puis nous avons commencé à surveiller les lignes d’irrigation, pour indiquer aux agriculteurs la quantité d’eau appliquée, et maintenant nous sommes même en partenariat avec une société de contrôle des pompes. »
Michael nous parle de quelques projets en développement chez Semios.
« Nous sommes en train de développer des solutions dans le domaine des engrais et des nutriments. Nous allons étudier la possibilité d’analyser le sol, la sève ou le stress général de l’arbre par le biais d’images ou d’échantillons de tissus, que nous pourrons ensuite corréler à la quantité de nutriments dont le sol et l’arbre ont besoin, et à quel moment. »
Michael ajoute également que « malheureusement, les agriculteurs sont souvent coincés entre leurs fournisseurs d’intrants en amont, et leurs clients en aval, les grossistes du secteur alimentaire. Je pense que pour qu’ils puissent capter une plus grande partie de la valeur qu’ils créent, ils doivent avoir un meilleur accès aux données de leur exploitation lors de leurs processus de prise de décision. »
L’absence de circuit de distribution pour les solutions “AgTech”
L’absence de circuits de distribution B2B pour les solutions d’agriculture numérique et de précision est un autre problème qui affecte les entreprises AgTech et, en fin de compte, les agriculteurs.
Michael nous rappelle que « les plus grands canaux de distribution B2B dans l’agriculture vendent généralement des produits chimiques et des engrais. Ils sont donc souvent en conflit avec ce qu’apportent les entreprises AgTech, qui est dans beaucoup de cas d’aider à réduire la quantité d’intrants utilisés. »
Il pense que Semios a la possibilité d’aider à mettre en relation les acteurs de l’écosystème.
« Nous gérons plus de cent millions d’acres. Bon nombre de nos clients sont prêts à innover et à essayer de nouvelles technologies ou ont des problèmes précis qui doivent être résolus. Contrairement aux canaux traditionnels, je pense que nous ne sommes en aucun cas en conflit d’intérêt en connectant les clients à d’autres solutions de haute technologie. Nous allons jouer ce rôle et nous cherchons activement à nous associer avec d’autres entreprises pour les présenter à nos clients et trouver un moyen de faire en sorte que cela soit bénéfiques pour tous. »
Un autre défi auquel sont confrontées les entreprises AgTech est la capacité à fournir un service “après-vente” sur le terrain qui soit de qualité.
Michael suggère que pour que les nouvelles technologies soient adoptées plus rapidement, il devrait y avoir plus de partenariats entre les entreprises du secteur. « Si une entreprise a déjà un technicien dans la région, elle pourrait mieux gérer plusieurs technologies. »
Semios pourrait être l’une des entreprises ayant la capacité de le faire.
« Nos solutions nécessitent de déployer des équipes sur le terrain pour assister nos clients. Nous avons maintenant près d’une centaine d’employés qui sont sur le terrain avec des camions et des quads, qui peuvent installer, maintenir et entretenir des équipements, et accompagner l’adoption de nouvelles technologies. Nous allons donc continuer à en tirer parti pour aider d’autres entreprises à travailler avec nos propres clients. »
Que réserve l’avenir de l’agriculture?
Pour récapituler les points les plus importants de notre conversation, Michael souligne que, « en tant qu’industrie, nous nous éloignons définitivement du calendrier de pulvérisation et des produits chimiques les plus agressifs. Mais ce qui n’est pas bien compris, c’est le nombre d’insectes mineurs qui apparaîtront une fois que les produits phytosanitaires puissants auront disparu ».
Il pense que l’un des moyens dont disposeront les producteurs pour résoudre ces problèmes sera l’utilisation de pesticides biologiques et d’insectes bénéfiques, « mais cela va arriver vite et ce sera difficile pour un producteur de ne faire que de la demi-mesure. »
Il insiste sur le fait que les producteurs doivent devancer les réglementations à venir ainsi que les nouveaux nuisibles en commençant à expérimenter de nouvelles stratégies de lutte contre les ravageurs et des outils de lutte intégrée avant que ces changements environnementaux et réglementaires ne prennent effet.
« Il faudra réaliser de nombreux suivis pour voir quels insectes apparaissent, puis trouver des solutions. Mais les humains sont assez innovants. Nous trouverons bien une solution. »
Lecteur, nous aimerions beaucoup apprendre de vous aussi… Quelle combinaison d’outils de lutte intégrée avez-vous mise en œuvre avec succès dans vos exploitations ? Avez-vous des doutes ou des inquiétudes quant à la mise en œuvre des technologies agricoles? Contactez-nous et aidez-nous à façonner notre industrie grâce à votre expérience !
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